03/10/2017
L’Express – mercredi 27 septembre 2017
FRANCE
Extrait de l’article de CLAIRE CHARTIER
Micromobilité Balade en gyroroue (ou monoroue) dans les rues de Paris : la « glisse urbaine», un phénomène.
A force de le voir filer chaque matin en acrobate du bitume, on a fini par l’aborder. «Votre machine, là, vous pouvez vraiment faire des kilomètres avec? » « Et comment! » a répondu le voisin, avec un sourire de gagnant de l’Euro Millions, en descendant de sa roue à moteur. Casque intégral, protège-poignets, veste de motard… On ne godille pas avec une sphère de 15 kilos entre les chevilles comme on baguenaude à Vélib’. « Je m’en sers tout le temps, pour aller travailler à Paris, à 8 kilomètres d’ici, rendre visite à des clients en banlieue, chercher ma fille à l’école. Si j’ai une course à faire, hop, je prends ma roue, raconte cet ingénieur télécom de 46 ans. J’ai gagné plus d’une demi heure sur mon temps de trajet professionnel et, maintenant, je me fiche des grèves dans les transports ! »
Certains lui disent qu’il est un « homme du futur ». L’expression lui plaît bien. « Je randonne une fois par mois sur plusieurs dizaines de kilomètres avec d’autres “wheelers” – de wheel, la roue en anglais.
On peut pousser jusqu’à 40 kilomètres- heure. Dans le groupe, il y a un étudiant, un jardinier, plusieurs cadres supérieurs et un postier, qui a fait un Paris-Nantes en passant par de petites routes et des chemins de halage. »
Il y a deux ans, Emmanuel découvre une vidéo du concepteur de la « solowheel » sur Internet. Il déniche un revendeur sur Paris, qui lui donne rendez-vous au pied de son immeuble. «A l’époque, ça se vendait à domicile, sur le modèle des produits Tupperware. »
Ses deux enfants venus en curieux rigolent en le voyant zigzaguer sur sa machine le long du boulevard Voltaire. N’empêche. En une demi-heure, il réussit à avancer, le buste droit comme un garde de Buckingham palace. Au Noël suivant, il s’offre son premier bijou techno pour 1600 euros.
Vertige de la liste… Planches à deux roues avec guidon (gyropode) ou sans guidon (hoverboard); monoroues (gyroroue); trottinettes à selle, à pneus, à pédales ; vélos pliables, biporteurs, triporteurs ; draisiennes ; skates croisés avec une grosse roue à rayon, scooter- patinettes ; entièrement électrique ou avec assistance – la jambe donne une petite impulsion : depuis deux ans, nos rues de centresvilles ont comme un air de concours Lépine. Citadins – jeunes et moins jeunes – sur leur patinette ou leur « solowheel, trop contents de mettre deux fois moins de temps pour aller au bureau; policiers municipaux, agents des gares SNCF et des aéroports, touristes en goguette, patrons branchés de start-up, grimpés sur leurs gyropodes… Ils réinventent la roue au quotidien. A Montrouge et à Châtillon, dans les Hauts-de-Seine, les municipalités proposent même depuis l’été des patinettes en libre-service.
Qu’ils aient été mésopotamiens ou originaires de l’Est de l’Europe, nos lointains ancêtres n’imaginaient pas combien ils nous simplifieraient la vie en inventant la roue 3500 ans avant que Jésus ne marchât sur les eaux.
Dans la période moderne, il faut remonter à l’Occupation pour trouver une telle inventivité en matière de transports. « Pendant cette période de forte contrainte de mobilité, les Français ont testé de petits véhicules de livraison tirés par des chiens ou les vélotaxis aux abords de la tour Eiffel », rappelle l’historien Matthieu Flonneau, maître de conférences à Paris ISorbonne.
Désormais, à chacun son « Vleu » – véhicule léger électrique unipersonnel. La plupart des enseignes de la grande distribution les commercialisent. « On sent un vrai boom depuis six mois », glisse un vendeur, place de la Madeleine. Chez une autre enseigne spécialisée au coeur du XVIe arrondissement parisien, les affaires ne marchent pas mal non plus. « J’ai vendu à l’instant à un employé d’hôpital lassé de payer l’essence de sa voiture un gros hoverboard avec des pneus à chambre à air, raconte le responsable. Les modèles moins chers, c’est juste de la gomme. » Près du comptoir, un gamin virevolte sur l’une de ces plateformes inspirées de l’« overboard » du film Retour vers le futur, de Robert Zemeckis. « Vous voulez essayer? » Puisqu’il est établi qu’on ne parle bien que de ce que l’on connaît, va pour le test. Impression soudaine d’être une artiste du cirque Bouglione, la virtuosité en moins et les haut-le-coeur en plus. A tout prendre, la monoroue était moins casse- pipe, malgré la désagréable sensation de serrer un bloc de pierre entre les jambes – l’effet passerait après quelques heures d’entraînement, assurent les pros. Le temps de s’habituer au système de stabilisation gyroscopique.
« Les vélos à assistance électrique se vendent très bien aussi, s’empresse d’ajouter le vendeur, en particulier auprès des personnes âgées, qui les utilisent à la campagne pour se balader sans effort. » En 2017, environ 7000 trottinettes électriques et 5500 monoroues devraient s’écouler sur le marché, selon les professionnels, soit 30 % de plus en un an. Le prix élevé – 1000 euros en moyenne –n’est plus un frein. « J’ai une telle liberté de déplacement que ça les vaut bien! assure Béatrice Ponson, 40 ans, notaire dans le centre de Lyon et propriétaire comblée d’une trottinette à assistance électrique. Comme je n’ai plus besoin d’attendre le métro ou le bus, j’ai plus de temps devant moi. Avec ça, l’espace s’élargit. Moi qui habite entre Perrache et Bellecour, je vais maintenant bien plus souvent jusqu’aux pentes de la Croix-Rousse. »
“Maintenant, je me fiche des grèves dans les transports !”
Rétro Un monowheel (« une-roue»), dans les années 1930.
Comme quoi, même le philosophe Michel Onfray peut se tromper. Notre Diogène des temps modernesvoit dans ces «grands adultes sur des trottinettes en train d’écouter des trucs avec des écouteurs et avec des tatouages partout » le symptôme d’un jeunisme haïssable.
Le phénomène dépasse cependant largement l’effet de mode. « Dans les années 1970, l’espace changeait plus vite que la société ; aujour d’hui, c’est la société qui change plus vite que l’espace », observe l’architecte-urbaniste Bernard Reichen, concepteur du tramway parisien. Certes, l’essor des engins de micromobilité – objet du Salon international Autonomy * – doit beaucoup aux politiques antivoitures de la ville. Mais il s’ancre également dans « une culture de la glisse urbaine venue de Californie dans les années 1980, et à laquelle les technologies numériques ont donné une toute autre dimension », note Mathieu Flonneau.
Il est aussi le reflet «d’une société de l’accès dans laquelle nous nous centrons davantage sur le déplacement et sur les sensations physiques qu’il nous procure que sur la possession des véhicules », ajoute Jacques Lévy, chef du projet interdisciplinaire Post Car World (« le monde après la voiture ») dans le laboratoire suisse Chôros….
L’Express – mercredi 27 septembre 2017